“URBI ET ORBI, LA COMPARAISON INVISIBLE”*

Dès que Julia Kristeva, dans les années 60,  eut parlé, pour la première fois,  d’ intertextualité, ce fut un bouleversement : non seulement au plan des études comparatistes, mais aussi culturelles.

En effet, des idées comparables émergèrent, comme celles lancées par Peter Burke, dans son étude très  connue  sur l’ “hybridisme culturel”, qui offraient, dès lors, un point de vue différent, plus global,  plus synthétique sur le phénomène des relations et des influences entre deux ou plusieurs traditions culturelles. C’ est ainsi que des notions telles que l’ ““inter-“,”trans-“, “multi- “textuel”,”  et “culturel”, se sont insérées dans le lexique presque quotidien des Sciences Culturelles, Sociales et Humaines, renouvelant toutes les conceptions traditionnelles et offrant un tremplin à de nouvelles idées, dans le sillage  du postmodernisme contemporain.

Le but de notre communication est d’appliquer ces données au théâtre  et plus précisément à la représentation théâtrale, que l’on entendra ici dans sa globalité,  comme une création consciemment ou inconsciemment intertextuelle. La conséquence de ces études est la suivante : la création unique et ponctuelle n’ est pas, au bout du compte  une “recréation“, un retour au passé, qui s’inscrit dans la continuité des spectacles antérieurs . Nous nous sentons ainsi fondé à reprendre à notre compte l’expression légendaire de Mircea Eliade,  qui sert de titre à l’un de ses livres : le processus tient du “ mythe de l’ éternel retour“.

1.Caractère artistique et synthétique de la représentation théâtrale

Le spectacle présenté sur la scène théâtrale est l’aboutissement artistique d’un ensemble de collaborations, dont le rôle principal revient au metteur en scène  et au comédien . Ce sont eux , qui par leur intelligence, leur sensibilité artistique et leur formation professionnelle,  réussissent à présenter un spectacle esthétique complet, avec  l’ aide,  bien entendu,  d’ autres spécialistes,  tels que le scénographe, le chorégraphe , le musicien et d’autres. Par conséquent, le spectacle tel que le perçoit finalement le public ne constitue qu’une synthèse multiculturelle  et interpersonnelle, présentée comme résultat global , unifié par la vision et la conception du metteur en scène.  A son tour, le metteur en scène doit se confronter non seulement avec le texte dramatique et son auteur (ce qui est extrêmement difficile, d’ ailleurs, surtout lorsqu’ il s’agit d’un texte dramatique du répertoire mondial classique), mais, encore, avec toute  la tradition des mises en scène antérieures, celles qui ont vu exceller les plus grands maîtres de l’ art de la scène et ont été  consacrés par la postérité pour la mise en scène de telle ou telle pièce .  Créateur, le metteur en scène  ne se satisfait pas en effet de la seule ” gestion” de la pièce , par l’ illustration simple du texte dramatique , mais il a l’ ambition de produire une  oeuvre qui, fondée sur le texte original (quand il existe, bien sûr), représente une conception personnelle, plus ou moins justifiée, de la pièce théâtrale.

Pour y parvenir, il recourt à toutes sortes de moyens: approches littéraires et théoriques des  axes principaux du texte, méthodes herméneutiques différentes et parfois contradictoires, données historiques , sociales et culturelles qui peuvent venir conforter son point de vue personnel sur l’ approche des personnages principaux, leur relations et leurs conflits . Il recourt  aussi à son instinct artistique et à sa sensibilité théâtrale, ainsi qu’à sa formation professionnelle globale  et à son expérience du métier. C’est ainsi qu’il parvient à résoudre les problèmes multiples de la transformation scénique du texte dramatique, de façon  à ce que celui-ci soit  perçu de manière juste  par les spectateurs :le  spectacle doit porter sa marque de fabrique, être complètement nouveau par rapport à ce qui a été vu auparavant. Telle est l’angoisse perpétuelle du metteur en scène, telle est  ladite ‘’corruption du métier’’ : le besoin absolu  de créer un spectacle scénique de manière complètement originale.

Doit-on prendre pour argent comptant les déclarations publiques du metteur en scène, ou même le point de vue généralement accepté par l’opinion et la critique, ou se demander si le phénomène n’est pas plus complexe ? S’agit-il vraiment d’ une création  ΄΄ ex nihilo΄΄, qui lui est propre ou plutôt d’ une syntèse d’ éléments subjectifs et objectifs , à la fois antérieurs et nouveaux, qui s’associent et s’unifient du fait de son inspiration et de son talent artistiques? Nous tenterons ici de soutenir cette idée qui va à contre-courant du point de vue général : la représentation théâtrale ne consiste pas en une création originale du metteur en scène lui-même, elle n’est pas un fait unique et inouï ; c’est –et nous tenons à l’affirmer avec force – une recréation consciente ou inconsciente  du metteur en scène. Le même processus est à l’œuvre dans le  jeu du comédien, qui, corporellement, donne substance au rôle théâtral, et l’actualise sur la scène. Celui-ci en effet, à  l’ aide des techniques expressives qui constituent les codes du costume  scénique et de la transformation de sa personne physique en rôle théâtral ( codes phonétique, morphologique , cinétique…) , parvient à donner chair et os au héros de la pièce et à convaincre le spectateur que ce n’ est pas la personne physique concrète qui fait sa présence sur scène, mais la personne dramatique , illusoire,  et qui agit  grâce à la convention théâtrale réciproquement  acceptée par les comédiens et les spectateurs. Il en va de même encore du scénographe et des autres collaborateurs artistiques du spectacle scénique, de sorte que l’on peut insister sur le fait que le produit complet  offert comme spectacle ne consiste qu’en la synthèse de plusieurs paramètres homogènes ou hétérogènes, mais bien cadrés dans un “puzzle” organisé par le metteur en scène.

2. Nature  et fonction de la mémoire théâtrale chez les créateurs du spectacle scénique

 

On vient d’évoquer les composantes  du spectacle théâtral et d’approcher les paramètres qui, réunis, constituent le caractère spécifique de chaque représentation telle  que la perçoit le spectateur. Néanmoins, il existe encore un élément primordial, qui, selon nous, actualise la synthèse finale produite sur scène: il s’agit de la mémoire théâtrale des créateurs artistiques, ainsi que de celle des  spectateurs qui la perçoivent.

La notion de mémoire est bien compliquée, fruit des relations conscientes ou inconscientes de l’individu, combinaison de rapports psychologiques et sociaux, définis  par les sciences telles que la neurobiologie et la psychologie, la sociologie et l’anthropologie et,  dans le cas de la mémoire théâtrale, par la théâtrologie comparée et la sémiologie de la représentation, l’ histoire du théâtre et les théories de la perception.

C’est ainsi que, pour comprendre et expliquer le phénomène artistique produit sur scène, il est impératif de noter les éléments mnémoniques de ses créateurs. Car ceux-ci, dès lors qu’ils entrent dans un processus créateur, se réfèrent, consciemment ou non , aux spectacles antérieurs, qu’ils soient  semblables ou différents,  produits par d’autres, aux différents moments ou courants esthétiques, philosophiques,  ou idéologiques  de l’histoire de la mise en scène. Ces créations emblématiques  du passé ont en effet marqué la mise en scène de telle ou telle pièce, ou le jeu  de l’ acteur : les metteurs en scène ou les  acteurs qui leur succèdent ne peuvent pas ne pas s’y référer,  consciemment ou inconsciemment .

Le phénomène est très fréquent et les exemples, multiples, dans l’histoire de la mise en scène(chacun peut facilement trouver un exemple, dans son expérience théâtrale personnelle), surtout lorsqu’ il s’agit de pièces classiques , jouées en même temps, dans différents pays, par différents groupes du théâtre. On peut penser à la mise en scène d’une  tragédie grecque  ancienne  pour un public grec, d’une comédie de Molière pour un spectateur français, ou d’une pièce de Shakespeare pour un public anglais. Chacun des collaborateurs artistiques du spectacle scénique ( metteur en scène, comédiens, scénographe), essaie de donner sa propre réponse aux questions que pose le texte classique pour sa nécessaire actualisation sur la scène ; il exprime alors sa conception personnelle, sa subjectivité culturelle en

effectuant des synthèses multiples tantôt radicales  et expérimentales, tantôt plus conservatrices, qui constituent une sorte de dialogue entre eux, créateurs contemporains, et leurs illustres prédécesseurs.

Ainsi, la représentation concrète à laquelle assiste le spectateur ne consiste finalement qu’en  une sorte d’ intertexte, de  mélange manifeste  ou latent d’ éléments multiples, individuels et collectifs, socio -culturels et psycho- spirituels, qui remontent aux mémoires subjectives et objectives de leurs pairs, uniques et communes , et qui, à leur tour,  interagissent  et produisent un résultat artistique précis.

3. La mémoire du spectateur

Les mêmes paramètres sont présents chez les spectateurs de la représentation. Eux aussi ont déjà l’ expérience d’avoir vu une même pièce par des artistes différents, dans une esthétiques différente, et dans des circonstances complètement autres. Par conséquent,  ils se sont déjà fait une opinion sur la façon de mettre en scène cette pièce : ils la voient donc non pas telle qu’ elle est, mais telle qu’ elle pourrait être par  comparaison à celle(s) du passé, qu’ ils ont déjà vue(s). Leurs attentes et leurs concepts sont donc déjà élaborés avant même qu’ils n’aient assisté au spectacle proposé par ses créateurs , de sorte que leur approbation ou leur rejet du spectacle est le résultat d’ une synthèse des éléments réels et fictionnels, objectifs et subjectifs.

Mais le phénomène est plus complexe : leurs  souvenirs du passé ne sont pas les  simples produits de leurs propres expériences théâtrales personnelles. Jusqu’ à un certain point, ils ne constituent  que l’expérience mnémonique collective à l’ aide de laquelle ils se souviennent mieux de ce qui est leur est le plus familier, de ce qu’ils partagent avec les membres de leur communauté sociale et culturelle. En effet, leur mémoire n’ est pas le  fruit d’ un choix délibéré, mais plutôt l’aboutissement d’une situation préexistante, préinscrite chez eux, du fait de leur appartenance à un milieu socioculturel concret.

C’est la raison pour laquelle les artistes de théâtre utilisent des éléments scéniques plus ou moins stéréotypés et bien identifiés des spectateurs, qui permettent de franchir facilement la distance entre la scène et la salle, afin que la compréhension, c’est-à-dire  la perception du message scénique, soit ainsi facilitée pour le public ; en apparence familier, le spectacle peut  alors s’inscrire immédiatement dans la mémoire du spectateur. Ainsi, le ‘’déjà vu’’,  le stéréotype du passé, bon gré, mal gré, devient un élément artistique qui assure  le succès du spectacle.

4. Les spectres du spectacle- Les fantômes de la scène

 

Le constat  précédent nous permet de reprendre désormais la question théorique posée initialement  et d’y répondre en proposant d’envisager la représentation théâtrale comme  le fruit d’une comparaison invisible, qui se produit immanquablement chez les créateurs comme chez les spectateurs de la représentation  scénique. Ainsi peut-on légitimement parler  d’une  continuité permanente des idées artistiques mises en scène plutôt que d’une  création originale authentique et unique : sur la scène, il y aurait, toujours présent, un « fantôme de la scène », non pas vu  par tous les spectateurs, mais seulement par ceux qui auraient  la connaissance et l’ expérience de mises en scène antérieures de la pièce .

Dans ce cas, en quoi consisterait donc la magie de la performance, l’ importance singulière  des idées proposées par la mise en scène concrète ? La réponse est simple et applicable à presque toute la production scénique, quels que soient l’espace et le temps. Car toute création culturelle ne consiste pas seulement en une sorte de dialogue consciemment ou inconsciemment effectué entre le créateur et toute la tradition antérieure. C’est le dialogue interculturel et intertextuel, fondement de l’idée d’  intertextualité qui explique que la représentation théâtrale, où qu’ elle  soit, “urbi et orbi” , devienne  une commémoration collective et un acte  de régénération  du passé. Grâce à  une sorte de collection et de juxtaposition des éléments artistiques et idéologiques antérieurs, on tente de proposer une explication du passé et, ce faisant, d’influencer la conscience du public (jusqu’à la manipuler, parfois) en produisant une identité culturelle nouvelle.

*This research has been co-financed by the European Union (European Social Fund – ESF) and Greek national funds through the Operational Program “Education and Lifelong Learning” of the National Strategic Reference Framework (NSRF) – Research Funding Program: THALIS -UOA- «The Theatre as educational good and artistic expression in education and society»

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